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Une définition du
critère de masse spatiale pourrait être,
pour paraphraser Pierre Schaeffer, "le mode d'occupation du champ de
l'espace par le son", "espace" pris ici au sens physique
du terme en tant que projection du son dans un milieu à
partir de haut-parleurs.
Par ailleurs : - ce critère est reproductible
par rapport à un dispositif de projection donné ou un système qui
inclut les caractéristiques du dispositif correspondant à l'objet
sonore tel qu'il a été capturé, conçu, traité ; - le rôle de l'espace extrinsèque est supposé
être négligeable ou connu par rapport
à celui qui est fixé, il n'est censé représenter qu'une adaptation
aux conditions locales des caractéristiques de l'objet ; - la sono-fixation est partagée
entre le signal inscrit sur les canaux du support et la decription
implicite ou explicite du dispositif de projection.
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Rappels : la
localisation
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Puisque le critère de
masse spatiale dépend en grande partie de la position des projecteurs sonores et
de celle de l'auditeur (en projection directe), il est impossible d'aborder le sujet sans un petit préambule sur la localisation
auditive.
Sur
le plan de la perception auditive spatiale, on sait que notre cerveau
analyse les différences entre ce qui parvient à nos deux oreilles
selon les trois principes suivants (pour faire simple) : - différence d'intensité
: le signal parvient plus affaibli à l'oreille qui est la plus éloignée
de la source d'émission sonore
(efficace pour les fréquences supérieures à environ 1,5 kHz) -
différence de temps : s'il n'est pas placé à égale distance des
deux oreilles, le son parvient avec un décalage temporel (en fonction
des dimensions de la tête, efficace pour les fréquences inférieures
à 1,5 kHz) - différence de spectre : en raison du filtrage complexe
dû principalement à la forme de nos oreilles externes (pavillon), mais aussi à
l'ensemble de la tête et du buste, le spectre (le timbre) que
reçoit nos oreilles internes est différent pour chacune d'elles. Contrairement aux deux
premiers principes qui suffisent pour la localisation dans le plan
horizontal (azimuth), le troisième est nécessaire pour la perception
dans le plan vertical (élévation) ainsi que pour résoudre certaines
ambiguités, comme par exemple lorsque le signal provient du même angle à
l'avant
ou à l'arrière (même différences interaulales d'intensité et de phase).
L'analyse
de la distance de la source résulte quant à elle presque exclusivement
de la nature spectrale du son, empreinte spatiale qui combine
les multiples
rélexions, diffractions, absorptions du lieu, et qui fait que plus
une source sonore est éloignée, plus l'intensité du son perçu est
affaiblie, est appauvrie en composantes aigues et est éventuellement
"brouillé" par des réflexions sur des objets. Cette analyse est
d'ordre cognitive, et n'est possible que par référence à l'expérience
qu'à acquise celui qui écoute et/ou par comparaison entre plusieurs
sons simultanés ou consécutifs.
La précision de l'analyse perceptive, autrement dit les chances qu'elle coïncide
avec la réalité acoustique, dépend fortement : - de la masse
spectrale du
son : aigu ou grave, spectre pauvre ou riche, tonique ou bruité...
; - de ses variations temporelles : sa durée, son profil (constant,
accidenté...) et son entretien (lisse, itératif...) ; - de l'acoustique du lieux : géométrie, taille, réverbération, phénomènes
de réflexion et de diffusion ; - de la direction d'où il provient : notre perception n'est
pas égale pour toutes les directions (1° en face, 10° sur les côtés, 15°
au dessus) ; - de la manière dont il est projeté : caractéristiques
de directivité, qualité, orientation du haut-parleur ; - de "l'image
de causalité", du "sens" porté par ce son, des connotations
qu'il a avec notre histoire personnelle ; - de son mouvement ou immobilité spatiale
(variation de masse spatiale) ; - de ses rapports avec les autres sons, à moins de composer
en monodie ; -
de l'attention de l'auditeur (ce qui peut l'orienter ou
le perturber) et de ses éventuelles actions (dispositifs interactifs) ; - la mobilité de l'auditeur lui même,
nottament lors d'installations ; - la présence et la nature d'éléments
visuels qui viennent interférer avec l'audition, soit par renforcement,
"aimantation",
soit par perturbation, brouillage ("audiovision", voir
Chion).
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À la lecture de la liste des variables qui influencent la perception
spatiale auditive, on peut se demander s'il est bien raisonnable
de penser pouvoir composer et reproduire des objets basés sur
elle ?
La quantité et la diversité des paramètres qui entrent en jeu dans
la localisation auditive montre simplement que pour qu'un travail
de création sonore (j'ai bien dit "sonore") puisse
être basé sur cette aptitude, il faut que ce travail s'effectue concrètement, c'est
à dire qu'il utilise comme premier outil l'écoute.
C'est à mon avis
la pierre d'achoppement de toute tentative de formalisation des systèmes "d'écriture
de l'espace" qui ne sont pas basés sur les sons mais sur
des formalisations abstraites. Cela peut marcher pour la hauteur
(site de la masse spectrale) parce qu'il s'agit d'une caractéristique simple,
évoluant dans une seule dimension, et qu'un instrumentarium
a été développé pour isoler sa production. Mais son équivalent dans
le domaine spatial, le "site de la masse spatiale", est autrement plus
subtile, fragile, et influencé par les conditions d'écoute.
Je
reconnais que certaines simplifications
peuvent être utiles lorsqu'elles s'effectuent dans le cadre global
de la simplification sonore instrumentale, et qu'elles peuvent être
nécessaires à la transmission des informations de jeu ; mais elles
sont tout à fait
inappropriées à un travail exigeant sur le son lui même.
Le critère de masse spatiale, bien qu'il
soit effectivement assez fragile (il suffit de placer
les enceintes dans une position différente ou que l'auditeur change
de place pour que ses valeurs soient
différentes, du point de vue du son et/ou du point de vue de l'auditeur)
n'en est pas moins totalement maîtrisable ; une vingtaine d'années
de production d'œuvres multiphoniques
est là pour le rappeler...
Voir également la section consacrée au cas des
projections simulées et des masses-empreintes
pour d'éventuelles applications à d'autres types de rapports entre
l'espace composé et l'espace projeté.
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L'importance
de "l'éducation"
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Le critère de masse spatiale est complexe, et les compositeurs
on la maligne habitude de donner à entendre des mélanges de sons
plutôt que de les laisser simplement s'épanouir un à un, de manière à laisser à
l'auditeur tout le temps nécessaire à leur appréciation...
Que l'écoute des œuvres acousmatiques en général
puisse bénéficier d'un certain entraînement auditif est évident.
Il se passe bien sûr la même chose en musique instrumentale ou pour d'autres arts,
mais le sens de beaucoup d'œuvres acousmatiques se situe dans des caractéristiques
du son qui échappent souvent à l'écoute ordinaire, y compris (ou
même "surtout" ?) musicale. Je vous laisse relire la citation
du texte de Michel Chion que j'ai placée en introduction du site.
Avec l'intégration et la composition d'un "nouveau"
critère (je parle là bien sûr des œuvres conçues pour les projections
publiques sur des dispositifs multiphoniques ou des réalisations
pentaphoniques domestiques), de nouveaux aspects
du son sont investis de sens compositionnel. C'est la possibilité
pour l'acousmate d'étendre sa création à des territoires qui sinon
sont dévolus à de la "décoration" plus ou moins bien adaptée
à la composition, et c'est aussi la possibilité
pour l'auditeur de pouvoir apprécier d'autres choses dans ce qui lui est proposé, et pour cela, peut-être, de
devoir aiguiser son écoute encore plus.
Ce n'est pas si évident.
Je me suis souvent
apperçu que certaines personnes "n'entendent pas",
c'est à dire qu'elles n'orientent pas leur écoute vers ce qui est
porteur de l'information la plus importante, ou plus exactement,
qu'elles ne laissent pas leur écoute suivre les indices présents
dans l'œuvre mais qu'elles l'oriente vers ce que leur éducation
ou leurs habitudes d'écoute les a conditionnées à percevoir. C'est
pour cela que les amateurs de musique ne sont pas forcément les
mieux préparés à écouter de l'acousma : "leur torche n'éclaire
pas les endroits où il y a quelque chose d'intéressant à observer".
C'est
donc souvent un problème de focalisation, de "signalétique".
C'est bien sûr, d'abord, au compositeur d'équilibrer la composition et
de rendre ces intentions apparentes, lisibles, et aussi à la formule de présentation choisie
d'amener
à une écoute adaptée. Mais c'est également une question d'habituation.
Il existe une "tradition" provenant
certainement de la simplification sonore instrumentale à laquelle
on est habitué, qui conduit à considérer que les critères importants
sont ceux qui résistent aux variations des conditions de projection.
Par exemple qu'une œuvre doit pouvoir "passer" sur le
haut-parleur mono d'une radio riquiquie. Inclure l'espace entendu en tant qu'élément
de la composition rend ce réductionnisme caduque, ou en tout cas,
le circonscrit aux critères qui peuvent s'y plier (la hauteur et
la dynamique par exemple) s'il n'est pas réalisé expressément pour
ce dispositif de projection particulier.
Pour "éduquer" l'écoute, rien ne vaut
la ré-écoute. Or, tant que l'espace entendu résultera d'adaptations
conjoncturelles d'œuvres aux espaces composés réduits, tant qu'il
ne sera pas possible d'assister à plusieurs reprises à la même projection,
le développement de cette écoute sera compromis. Cela ne pourra
se faire qu'en privilégiant les séances
et les installations par rapport concerts interprétés uniques, et
donc passe par l'extension du répertoire d'œuvres multiphoniques
et peut-être aussi de lieux dédiés...
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