Toutes
les propositions qui suivent décrivent uniquement l'espace réel
auquel bien entendu viennent se superposer les possibilités de
l'espace virtuel que nous connaissons et utilisons depuis cinquante ans
mais qui se trouve maintenant porteur d'un rôle différent,
puisque venant interférer avec l'espace réel à l'intérieur
de la composition.
Il ne faut surtout pas oublier que chaque cas est évidemment valable
pour un "objet" et peut donc se superposer aux autres à
"l'infini" sans contrainte théorique de simultanéité
(§ 7).
On supposera également que toutes les enceintes sont utilisées
en orientation directe (par rapport aux axes d'écoute prévus).
En effet, autant dans une diffusion "en aval" il peut être
intéressant de disposer des HP en indirects, de jouer sur des réflexions
acoustiques en fonction du lieu précis dans lequel on se trouve,
tous moyens rendus nécessaires par le problème posé
par le principe même - faire sonner une bande stéréo
sur "x" haut-parleurs dans un lieu non prévu -, autant
une réalisation multiphonique sera plus efficace avec des HP directs
: on aura pu réaliser dès la composition la plupart des
effets de ce type…
Tout
ce qui suit suppose que la perception spatiale des sons constitue
un paramètre se situant sur le même plan que les autres.
J'en rappellerai donc l'ensemble avant de commencer la description, très
simplifié et en priant de m'excuser pour certains raccourcis hardis.
On se reportera avec bénéfice au T.O.M de Schaeffer
ou au "Guide des objets sonores" de Chion, en rappelant quand-même
que ni l'un ni l'autre ne considèrent que l'espace réel
puisse être un paramètre perceptif et opératoire du
son, de même que le "sens" d'ailleurs :
- tessiture, hauteur (grave à aigu...)
- masse, spectre (pur à bruit...)
- animation (homogène à "motif", allures, entretient...)
- "évocation", "sens", degré de causalité
(abstrait à réaliste, di-son, mé-son, i-son...)
- espace réel, virtuel (éloignement, direction, taille,
image...)
avec leurs profils et variations correspondants: mouvement mélodique,
transformation timbrale, variation d'entretien, "anamorphose",
déplacement.
Les
dimensions acoustiques et psycho-acoustiques interfèrent
constamment. Ceci constitue d'ailleurs une des limites des systèmes
de diffusion "a-posteriori", seule une approche expérimentale
(concrète) réalisée par l'écoute en fonction
de chaque cas sonore permet d'en maîtriser tous les aspects.
a) Organisation
de l'espace interne
Avant de parler des sons, il convient peut-être de préciser
comment ils s'organisent globalement au sein de l'espace global créé
(l'implantation du dispositif).
Jusqu'au milieu des années quatre-vingts, il n'y avait pas tellement
de solutions: l'espace multiphonique se bornait la plupart du temps à
la juxtaposition de mono ou stéréophonies côte à
côte. Cet espace cloisonné, même s'il présente
des intérêts (lisibilité notamment) était vite
limité finalement en termes de variété et de souplesse
par rapport aux possibilités offertes par la stéréo
diffusée (qui elle permettait circulations, translations etc.).
Provenant d'une conscience claire des manques de la méthode "standard",
il ne pouvait apporter de réponse suffisamment efficace (c'est
comme si, à la place de la stéréo, on se limitait
à la "biphonie"). Dans ce cas chaque sous-ensemble polyphonique
correspond à un sous-ensemble spatial distinct.
Une variante intéressante et souvent utilisée pour pallier
la rigidité du précédent est l'espace imbriqué
dans lequel il subsiste des groupements fixes de voies/pistes mais ne
correspondant pas à des positions adjacentes de haut-parleurs dans
le dispositif.
Finalement il est maintenant possible de réaliser efficacement
des espaces équilibrés ou "intégrals"
à l'intérieur desquels se superposent librement toutes morphologies
spatiales. C'est à ce type d'espace que je me référerai
en général puisqu'il peut contenir également les
autres.
b) Espace
"absolu" et "relatif"
On peut toujours considérer les mouvements et positions de sons
dans l'absolu coordonnées par rapport au lieu (forme et dimensions
d'un trajet par exemple)- et par rapport à la ou les places d'où
l'auditeur va les percevoir. Dans ce cas ce qui était un simple
déplacement Nord-Sud devient par exemple rapprochement ou un éloignement
ce qui n'a bien sûr pas du tout la même valeur..
c) Les
positions
Nous savons que le son peut être localisé (avec des précisions
diverses) devant, sur les côtés, derrière et ce à
hauteur de tête, plus bas, plus haut... Il peut également
se situer carrément en surplomb ou en dessous (un peu plus difficile
à réaliser!). Pour simplifier on parlera d'axe horizontal
et vertical.
Dans toutes ces directions, il peut également se trouver plus ou
moins proche (distance, facteur d'éloignement).
Un son dont les caractéristiques acoustiques (voir plus loin) permettent
la localisation vient de ou plutôt existe quelque-part.
Forcément. Et cet endroit n'est pas sans "signification"
par rapport aux habitudes de vie que l'on a : importance de l'axe d'attention
visuel, zones latérales moins précises, connotations attachées
à ce qui se situe en haut ou en bas etc. Deux positions et se crée
un intervalle, une distance, un rapport, du sens.
On devine que le nombre de voies du dispositif ne permet pas tant
un accroissement quantitatif sonore mais plutôt une plus grande
richesse et précision des positions possibles : il y a plus
de notes dans la gamme, on peut donc faire des "mélodies"
plus élaborées.
Le rôle du travail des positions dans l'écriture spatiale
dépasse le cadre de cet article mais il en constitue, on s'en doute,
un des aspects essentiels, en tout cas premiers. L'effet de lisibilité
par la dissociation qu'il permet apparaît immédiatement,
mais encore plus sensible c'est le détournement du temps qu'il
produit.
Ne pas oublier que la précision de la localisation varie fortement
en fonction de :
- la tessiture (on connaît la dispersion des graves et la directionnalité
des aigus)
- l'ensemble spectre/animation/profil (un son itératif est beaucoup
plus précis qu'un son lisse)
- l'orientation d'écoute donnée par le dispositif (l'orientation
du corps ou la vue de haut-parleurs)
- l'impact psychologique des images figuratives
- évidemment l'acoustique du lieu (réverbération,
focalisations etc.) et l'orientation des enceintes par rapport à
l'auditeur.
d) La taille
Paramètre important qu'on oublie facilement au profit du précédent,
c'est pourtant un élément essentiel et beaucoup plus varié
que l'on croit.
L'exemple le plus évident (celui qu'on réalise en diffusion
traditionnelle) consiste en la simple multiplication des sources : l'objet
est réparti plus ou moins équitablement sur plusieurs voies
de diffusion. Mais on peut aussi réaliser des objets dont la masse
est répartie sur ces différents canaux ce qui les fera occuper
également une zone plus vaste, moins définie, mais avec
plus de subtilité et avec des mouvements internes originaux (par
division spectrale ou "réflexions multiples" par exemple).
Pareil pour les trames, cellules et autres accumulations dont les couches
individuelles ou les "particules" peuvent être réparties
sur un volume ou une surface précises.
Les exemples d'application seraient nombreux et on pourrait appliquer
ici des critères typologiques semblables aux critères de
masse Schaefferiens : position ou taille ne sont que deux manières
de parler de la même chose, la position n'étant qu'une taille
"pure" et on pourrait de la sorte qualifier des occupations
de l'espace de nodales, cannelées ou bruitées…
e) Les
déplacements (profils d'espace)
C'est la tarte à la crème de la multiphonie: tentants, efficaces,
délicats à manipuler. Ils peuvent être continus ou
scalaires.
Autant les positions sont faciles à gérer techniquement
et auditivement, ne posent pas de problème spécial lors
d'un changement d'échelle, autant le mouvement parce qu'il introduit
les paramètres de temps et de vitesse est plus difficile à
manier.
Continus ou scalaires, il s'agit toujours en effet d'illusion: on "saute"
d'une position à l'autre ou on glisse. Dans le premier cas on peut
se poser la question: est-ce le même son qui s'est déplacé
ou un autre, semblable, qui est apparu après? Seules la nature
du son (profil, présence ou non de recouvrement...), la vitesse
du déplacement et la proximité relative des points peuvent
faire pencher pour l'une ou l'autre interprétation.
Dans le second cas, l'artifice connu, quelle que soit la technologie,
consiste toujours à fondre la disparition de l'un pendant l'apparition
de l'autre (la préférence va alors aux systèmes qui
gèrent cet aspect de manière unique et intégrée
à l'objet).
Les aspects perceptifs pouvant être touchés par une distorsion
de l'espace (par changement de taille) sont l'apparition de "trous"
au sein d'une trajectoire et une plus grande sensibilité aux places
déséquilibrées (une doublure des enceintes avec une
orientation légèrement différente (20 degrés
environ) réduit ce dernier point).
Idéalement (cf. travaux de Léo Küpper) la multiplication
des points de diffusion permet de réduire le jeu de balance au
profit de sauts "en douceur".
Dans la pratique on parvient tout à fait à partir de seize
canaux et pour des dispositifs orientés sur deux dimensions principales
(configurations "concert") à des résultats satisfaisants
pour des variations d'échelle de un à cinq environ. Des
dispositifs en trois dimensions dans de petites salles peuvent être
excellents entre seize et vingt-quatre.
Énumération:
Un déplacement équidistant par rapport à l'auditeur
peut être:
- horizontal
- vertical
- oblique
Ça peut être un segment ou bien il peut se boucler sur lui-même.
Variations de distance:
- rapprochement
- éloignement
- dépassement
Un mouvement vertical peut bien sûr se combiner par exemple avec
un dépassement.
Tout cela est perceptible avec des sources ponctuelles (un seul point
à la fois) mais peut se faire également avec des objets
plus vastes (en fait plusieurs points constitutifs d'un même objet
se déplacent simultanément rendant par là plus une
impression de mouvance que de trajet proprement dit).
Ces trajets peuvent bien sûr être plus ou moins linéaires
ou zigzaguants mais surtout ils sont aisément identifiables, mémorisables
et transposables bien au-delà des quelques stéréotypes
habituels comme la rotation que nous connaissons faute d'avoir fixé
ces formes jusqu'alors.
Il semble de toute manière exister des mouvements typiques perçus
comme "élément à part entière",
tels la rotation justement, l'alternance, le "scintillement"
par exemple, comme un mouvement mélodique descendant se perçoit
en lui-même quelles que soient les notes qui le constituent.
f) Changements
de dimensions
Autre profil d'espace, celui-ci non linéaire.
C'est quelque chose de mieux connu car très facile à réaliser
et efficace en diffusion manuelle d'un support stéréo. Dilatation/rétrécissement,
point à ensemble et réciproquement, ce qui change ici (encore
une fois) c'est que ces schémas peuvent se situer individuellement
à l'intérieur de la polyphonie et non plus seulement globalement,
se superposer à d'autres voies statiques, mobiles etc.
g) Seuils
de perception/discrimination (relatifs et absolus)
Ce point abordé pour les déplacements se pose d'une manière
plus générale. S'il est intéressant à un niveau
d'étude de la perception il n'est pas si important dans la pratique.
Ou plutôt il est très important puisque l'on joue constamment
avec, mais il est indissociable des autres paramètres de l'objet
sonore.
Pour rappel:
- l'angle et l'élévation
- la vitesse (à partir de quand et jusqu'où cela bouge et
cela ne bouge plus)
- la distance
cela en fonction:
- de la tessiture et de la masse
- du caractère continu/ponctuel
- de l'espace interne
- du degré d'abstraction/réalisme
et bien entendu de l'acoustique du lieu
h) Rapports
entre l'espace réel et les autres critères
Avant d'évoquer quelques types de rapports pouvant exister entre
l'espace réel des sons et d'autres critères de leur facture
il me faut quand-même parler un peu de la distinction qui peut apparaître
entre les mouvements à caractère visuel et ceux à
caractère kinesthésique. Et là il faut bien aussi
se demander comment et où tout cela se projette chez l'auditeur.
On constate souvent une sorte de représentation visuelle du son
(non de ce qui peut l'avoir produit) qui s'accompagne d'une dimension
spatiale: ainsi un son se déplaçant en face de nous de gauche
à droite dessine-t-il une trajectoire proportionnelle sur l'écran
imaginaire des yeux fermés. Il semble que se constitue ainsi un
espace visuel virtuel au cadre flou dans lequel les sons immobiles se
posent sans trop de problème et qui est traversé çà
et là par les traces des sons mobiles frontaux... L'ensemble des
sons perçus semble se projeter en fait dans une représentation
tridimensionnelle à l'intérieure de laquelle l'auditeur
se représente lui-même. C'est là un domaine de recherche,
basé sur des expériences et des témoignages, qui
mériterait à lui seul une étude approfondie…
Les formes
mentales que l'on constitue ainsi sont le résultat de la combinaison
obligée de plusieurs critères au sein de l'espace-temps.
Une géométrie plastique sonore associant déplacement,
critères de masse et suggestions psychoacoustique si elle n'est
pas aisée à manipuler existe réellement.
- Renforcements
: position, taille et mouvement s'associent à un autre paramètre
pour lui donner plus d'efficacité, de vraisemblance…
C'est par exemple les associations aigu/hauteur, profil mélodique
rapide/déplacement idem, taille/spectre etc.
- Contradiction : ceci est autoexplicite mais néanmoins très
riche en applications! (le "mouvement contraire" du contrepoint)
- Illustration : image d'une source mobile/mouvements, "grêle"/haut-parleurs
au sol, "chant d'alouette" au plafond etc.
- Indépendance…
- Rapports espace virtuel/réel : la juxtaposition de l'image d'un
espace avec son espace propre de projection est un des grands apports
de la multiphonie, surtout dans les juxtapositions/imbrications.
En tout cas, les critères d'espace, même dans les cas apparemment
les plus simples, sont toujours liés aux autres pour former la
morphologie perceptive globale de l'objet sonore. Ceci revient à
dire que tout essai de formalisation de l'espace indépendamment
des sons est condamné à rester une curiosité de laboratoire
sans possibilité réelle d'application compositionnelle.
i) Artefacts
acoustiques
Le contrôle principalement du mouvement par des procédés
de modulation parvient dans certains cas à interagir avec les autres
critères en modifiant leur perception. Le plus connu est l'effet
doppler qui nécessite malgré tout des dimensions assez importantes.
Plus facile a obtenir sont les effets de vitesse sur un mouvement cyclique
(qu'on peut appeler "modulation spatiale" comme on parle de
modulation de fréquence) ou de déphasages par émission
simultanée sur des points relativement éloignés.
j) Espaces
microphoniques multiphoniques
La plupart du temps la source microphonique des objets sonores, leurs
traitements éventuels ont lieu en mono ou stéréophonie.
On a vu que l'on pouvait obtenir des objets de "taille" plus
importante par divers artifices, mais on peut également partir
de captures multiphoniques (cf. "L'arbre et cetera" de Savouret
en quadriphonie). Cette pratique est encore peu répandue (techniquement
un peu lourde) mais offre un intéressant intermédiaire entre
espace réel et virtuel.
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