"Pour un art des sons vraiment fixés"

Les principales "formules" de présentation

a) L'écoute domestique
La plus évidente, la plus commune et certainement la moins contrôlable finalement, c'est bien sûr l'écoute domestique et on a vu l'engouement actuel pour les techniques visant à en améliorer (?) le rendu (stéréo élargie, 24 bits etc.). Elle a comme corollaires la perception stéréophonique (la quasi-totalité des cas pour l'instant) ou tout du moins la projection stéréo (ce qui n'est pas pareil!) dans un espace généralement petit et acoustiquement plutôt mat et permet une écoute très concentrée (cas de l'écoute HiFi domestique)... ou au contraire très distraite et dans n'importe quelles conditions! C'est en quelque sorte une bouée jetée à la mer, l'auteur étant contraint de faire confiance en l'auditeur potentiel…
Moyen privilégié pour toucher de près l'auditeur individuel, trace matérielle semble-t-il durable de l'oeuvre avec laquelle il peut se confondre, le CD s'il est conçu comme un médium original et pose quelques problèmes originaux.
- présente-t-il l'oeuvre ou l'image de l'oeuvre?
Le cas de l'acousma (comme d'ailleurs des musiques réalisées en studio) est assez insidieux: si le disque représente l'oeuvre elle-même, celle-ci doit avoir été réalisée pour lui ou tout au moins y trouver sa meilleure présentation (finalement le cas de la majorité des oeuvres réalisées en studio traditionnel). Là il peut être la simple copie de l'original.
Dans tous les autres cas, ce repiquage constitue un non-sens ou au minimum une trahison à l'esprit de l'oeuvre et une falsification pour l'auditeur (ou alors c'est sa diffusion sur acousmonium qui ne va plus).
Il me semblerait, dans ma naïveté, plus normal que le CD soit l'enregistrement de la diffusion de l'oeuvre, réalisée d'une manière professionnelle, s'entend. C'est en tout cas nécessaire et irremplaçable pour les oeuvres multiphoniques pour lesquelles les tentatives de "réduction" sont aussi hasardeuses que le sont les "diffusions" stéréo... (cela n'empêche pas bien sûr quelques réussites).
Ce qui se passe en fait, car les critiques de cette démarche ne manquent pas, c'est que ça n'a jamais été étudié avec ne serait-ce que le dixième du sérieux présenté pour l'enregistrement d'un quatuor à cordes. Le témoignage de Robert Normandeau ("Tangram") montre en tout cas que c'est possible...
Le support CD possède encore un atout supplémentaire, c'est l'indexation des plages ainsi que les différents modes de lecture présents sur à-peu-près toutes les platines: programmation des plages, répétitions, ordre aléatoire etc. Ceci apporte une nouvelle manière de concevoir et d'écouter l'objet-disque (Redolfi "Jungle", Lacroux "L'œuvre boîte" etc.).

L'écoute au casque représente une variante très intéressante de l'écoute domestique (pas seulement d'ailleurs) par l'individualisation de l'espace qu'elle crée et certains effets d'écriture spatiale qui ne fonctionnent qu'en écoute binaurale...

Enfin, il convient de suivre de très prés les systèmes de diffusion domestiques multicanaux pour l'instant associés à l'image. Si techniquement le matriçage est très limitatif quant aux possibilités spatiales et à la qualité du signal, le DVD, le développement du "home theater" montre que l'espace, quel qu'en soient les causes, est un élément porteur pour le public. Il serait dommage que les acousmates, étant les gens les plus compétents pour se confronter à ce type d'écoute et de production, passent à côté... Gageons que dans quelques années l'écoute domestique ne sera plus stéréo mais hexaphonique!
Et puis, ne pas oublier le CD-Rom qui peut, pourquoi pas, être acousmatique: il n'y a après tout qu'à trouver les raisons et les moyens de l'interaction!

b) Les séances
La séance représente pour moi la meilleure solution pour les oeuvres (multiphoniques) basées sur un parcours temporel traditionnel (forme "chronologique"). La séance à heures fixes permet en effet de résoudre le problème du "manque d'interprète" pouvant être ressenti dans la présentation du concert, la référence aux habitudes du cinéma étant suffisamment connue et explicite pour s'imposer d'elle-même: on vient pour ECOUTER.
Elle résout également celui de l'affluence du public - elle a lieu qu'il y ait une ou cinquante personne sans "traumatisme de la salle vide" (puisqu'il y a d'autres séances)- tout en permettant d'investir aussi de petits lieux et des types d'implantation plus diversifiés. On a également plus de chance de toucher un large public en multipliant les créneaux horaires possibles, sans oublier la possibilité (enfin) d'écouter un même programme plusieurs fois si on le désire. Rappelons que rien (RIEN) dans l'acousma n'oblige les oeuvres à n'être diffusées qu'une seule fois (si ce n'est la présence d'un "interprète" et de la formule-concert...).
Cette formule convient particulièrement bien aux programmes constitués d'une seule oeuvre quelle qu'en soit la durée (quitte à en alterner plusieurs). Des programmations regroupant des oeuvres différentes de plusieurs acousmates est bien sûr possible: ce n'est plus là qu'un problème de "générique sonore" à inclure dans la séance permettant à l'auditeur de savoir où il en est.
Les intérêts de la formule-séance sont en fait tels qu'ils pourraient presque justifier à eux-seuls de passer à la technique multiphonique pour sa projection autonome!

c) Les installations
Attention: il s'agit bien ici de manifestations dans lesquelles c'est le son qui est "mis en scène", non les moyens de sa production. Plutôt que "d'installations sonores" comme il est d'usage de les appeler il conviendrait de parler plus justement, et de façon à les démarquer, "d'installations acousmatiques".

L'installation (ou exposition) a le mérite de représenter une situation extrêmement claire par rapport au concert: la dimension plastique de l'acousma est ici mise en évidence puisqu'il y a déplacement du temps sur l'espace. Je parle bien ici de la formule-installation qui ne saurait être réduite à ce qu'on appelle couramment par ce terme: une oeuvre peut être conçue pour ce type d'écoute sans pour autant posséder obligatoirement un caractère événementiel ou "décoratif".
C'est l'installation qui permet l'investigation de dispositifs et les rapports au public les plus riches et variés: là, tout et possible spatialement et le public est généralement libre dans sa circulation.
La contrainte c'est bien sûr la gestion du temps, à laquelle il existe une infinité de réponses possibles.
L'installation objective l'œuvre acousmatique, place l'auditeur-visiteur face à elle, elle met l'accent sur le caractère individuel de la perception acousmatique en même temps qu'elle rend possible un nouveau type de rapport avec certaines formes d'interactivité (§ 9).
Elle pose de manière nouvelle les problèmes de forme c'est-à-dire ici de gestion de la durée et de capture de l'attention, détourne la représentation globale au profit de l'instant, toutes notions habituelles mais avec ici des règles du jeu particulières.
Par rapport à l'écriture spatiale on a là une multitude de possibilités, de terrains d'expériences (dans tous les sens) et c'est bien évidemment la mobilité du public, plus ou moins orientée, qui va imposer (et permettre) des recherches originales. Car il ne s'agit nullement d'une formule mineure, bien au contraire puisqu'elle représente un terrain d'expérience d'une richesse exceptionnelle; et si l'acousma n'est plus expérience quelque part...

d) Le concert
Le concert traditionnel, manifestation généralement unique et objet d'un rassemblement important, synchronisé et ritualisé (applaudissements…) bénéficie de l'habitude et du respect dus à son passé prestigieux [quatre siècles en Europe]. Il est aussi associé à la notion de spectacle, sinon de "rencontre".
L'acousma ne présente pas des individus de chair et d'os mais des images de sons, des simulations de réalités: quelle différence! Si spectacle il y a (et il y a!), celui-ci ne se situe donc pas du tout au même niveau que l'autre car les auditeurs ne pouvant plus s'extérioriser vers l'interprète, ce sont les êtres sonores, les "acousmêtres", qui vont venir à eux, au-dedans, du moins si on leur donne les conditions favorables pour les y laisser entrer...
Malgré tout, si je dois reconnaître la légitimité d'un interprète (tout en trouvant que le concert n'est guère adéquat à l'acousma, n'étant qu'une formule empruntée à une tradition c'est bien ici. Trois siècles ont fini par légitimer le seul art sonore d'avant l'acousma -la musique- et il est encore difficile d'échapper à son aura.
Dans ce cas autant jouer le jeu, et la diffusion manuelle, avec le mystère qui l'entoure mérite bien une petite mise en scène.
Tant qu'on laissera croire au public qu'il vient assister à un concert de musique il faudra bien assumer.

Contrairement à la séance qui constituerait le moyen standard et divers de diffusion en public, le concert devrait être au contraire quelque chose d'exceptionnel, que ça mérite au-moins de demander à deux cents (par exemple) personnes de venir toutes en même temps assister à une représentation acousmatique. Et le programme, plutôt qu'un collage conjoncturel d'oeuvres n'ayant rien à faire entre elles, assumer cette gageure...

e) Quelques problèmes types
Une des difficultés de programmation des œuvres multiphoniques tient dans la non-standardisation (nécessaire) des implantations et du routage liée au manque de souplesse de la connectique des systèmes de diffusion courants (pas de matriçage, ou pas sur suffisamment d'entrées par exemple).
Cela ne pose problème que dans le cas de programmation du genre concert ou on enchaîne des œuvres relativement courtes différentes. Le principe des séances peut y apporter une réponse (les installations ne sont, par définition, pas touchées par cette question).
Une autre réponse possible, et déjà proposée çà et là, c'est la préexistence d'un dispositif particulier en fonction duquel les œuvres seront réalisées. Principe séduisant s'il est multiplié avec des propositions différentes. Sinon, encore une fois, risque de sclérose…


f) Rapports formules et genres
Quels que soient les cas, on retombe toujours sur ces quatre types de formules qui gèrent à la fois le temps, l'espace et l'attitude perceptive.
Comme pour la musique, on peut déceler une certaine correspondance en même temps qu'un certain amalgame entre formules, formes et genres. Cela se comprend aisément: certains types de présentation favorisent le développement de genres particuliers et réciproquement. L'écoute individuelle ou collective, la taille du lieu, l'implantation en salle ou en extérieur suscitent des oeuvres de caractère bien différent. Ce n'est pas le moment de développer un tel aspect, je le cite simplement pour insister sur l'importance d'investir dans les différentes formules présentées, de ne pas craindre les extrêmes: ça ne peut que déboucher sur un enrichissement et un élargissement des oeuvres acousmatiques, donc de développer et d'affirmer cet art. C'est bien ce que l'on cherche, non?

g) Les conditions d'écoute
La meilleure écoute, la plus concentrée, celle qui donne le plus de chances à l'imaginaire de recueillir l'oeuvre acousmatique, c'est bien sûr l'écoute dans le noir.
Noir extérieur ou noir des yeux fermés?
Chez lui, pas de problème, l'auditeur dans son fauteuil ferme facilement les yeux, éteint lui-même la lumière , bref il est responsable de ses conditions d'écoute - ce qui n'empêche pas de lui donner quelques conseils...- (cf. pochettes Philips).
En séance, le noir (quasi?) absolu, volontaire, s'impose. Il montre qu'il n'y a rien à voir avec les yeux et permet leur ouverture ou fermeture sans rupture ni "traumatisme". Je note par contre, pour des raisons de "sécurité" autant que par réticences des organisateurs qu'il est souvent très difficile d'obtenir un noir réel. Bien heureux lorsque l'on peut obtenir une pénombre.
La vie "normale" nous a habitué à recevoir des informations à la fois par la vue et par l'ouïe (entre autres!), les deux se complétant ou se confirmant l'un l'autre généralement. Rares sont les circonstances qui nous amputent de l'un des deux, celles-ci étant d'ailleurs la plupart du temps génératrices de déséquilibre ou d'angoisse, ne serait-ce parce-qu'elles sont inhabituelles. Ce déséquilibre peut être accentué ou annulé par le surcroît d'attention que l'on demande au sens restant.
On peut donc soit utiliser ce déséquilibre (et le provoquer) soit le faire disparaître en "l'éduquant" ou le détournant.
Cela dit, la présence d'éléments visuels non causals me semble, lorsqu'elle entre en contradiction avec l'oeuvre acousmatique, bien moins "dangereuse" que la situation contraire: on peut fermer les yeux mais "mon oreille n'a pas de paupière"(Marc Favre).
A partir de là, tout choix d'éclairages, de montrer ou même de laisser voir quelque chose se doit d'être justifié par le propos de la manifestation sinon de l'oeuvre.
On peut distinguer alors deux types d'attitudes: les éléments visuels peuvent être un simple "support" au regard (éclairages fixes discrets, paysage calme etc.) ou au contraire constituer un élément actif de l'oeuvre qui devient alors véritablement mixte (d'une mixité qui n'a rien à voir avec les mélanges plus ou moins bien gérés entre musique et acousmatique).

Y aurait-il d'ailleurs des écritures et/ou des "sons" se prêtant mieux que d'autres à une écoute "les yeux ouverts"? A suivre...