"Pour un art des sons vraiment fixés"

Rappels et généralités

Je voudrais tout d'abord renvoyer le lecteur à un texte déjà ancien écrit par Patrick Ascione dans le deuxième numéro de "L'espace du son" de la revue "Lien" [voir Bibliographie]. L'essentiel des questionnements que devrait se poser tout acousmate est là avec en plus des formules d'une justesse qui ne peut qu'ébranler qui n'a pas déjà réfléchi à ce problème.
Aussi, dans le présent article, je ne ferai souvent que répéter, à ma manière, des propositions déjà présentées ailleurs. Ce qu'on pourra trouver ici en plus, c'est d'une part un approfondissement des notions importantes nécessaire pour bien comprendre ce qu'est et permet la pratique "multiphonique" (tout du moins selon mon point de vue !), et peut-être plus encore, les implications et retombées qu'elle engendre dans les attitudes globales face à la création acousmatique et son rapport avec le public. Car si le résultat de telles réalisations parle de lui-même (lorsqu'il est intéressant et correctement rendu... il n'y a pas ici plus de garantie de réussite qu'ailleurs !), l'affranchissement de la fameuse "interprétation", tout en bousculant des habitudes déjà bien ancrées, ouvre à l'acousma un champ d'applications qui l'aidera peut-être à continuer son développement et sa diversification.
L'objet de cet article ne concerne évidemment pas la diffusion du répertoire existant (la multiphonie n'est pas de la diffusion, voir plus loin) mais la position de l'acousmate aujourd'hui, ses responsabilités…

a) Les termes
Le multipiste, c'est le support. La "multiphonie", c'est ce que l'on entend. On peut très bien utiliser un système multipiste sans composer/écouter en multiphonie (la quasi-totalité des cas des productions musicales, les différentes pistes étant mixées pendant l'écoute ansi que sur le support final stéréophonique).
Si la multiphonie s'oppose à quelque chose, ce n'est pas à la stéréophonie prise en tant que format de réalisation et d'écoute : c'est à l'idée selon laquelle on peut changer ce qui a été patiemment réalisé, fixé sur un support en fonction de l'écoute qu'on en avait, en tentant de l'adapter à de nouvelles conditions de perception et en ajoutant -tant mal que bien- de nouveaux paramètres plus ou moins déduits de l'écoute stéréophonique de proximité.
C'est autant l'incohérence de la démarche que le fait de se priver du moyen de contrôler ce qui de toute façon fait partie de ce qui est entendu : autant le gérer plutôt que le laisser à l'abandon
La sono-fixation mono et stéréophonique a permi à l'acousmate de fabriquer ce qu'il entendait là où il le faisait, la fixation multiphonique lui permet de réaliser ce que le public va entendre... là où il sera (ou tout du moins d'essayer).
La multiphonie c'est aussi considérer que tout dispositif (nombre et position des haut-parleurs par rapport à celui qui écoute) propose lorsqu'il est intégré à la démarche de création un rapport au son, à l'écriture et au public qui lui est particulier et irremplaçable. C'est considérer que TOUT ce qu'on entend est objet de composition; c'est tirer la "leçon" de l'histoire des tentatives de fixation de la musique : temps, polyphonie, orchestration, puis le son lui-même et enfin l'espace, à chaque fois il y a accroissement de la complexité et de la diversité.

Pour la description de l'espace, je ferai usage de certains termes introduits par Michel Chion, adaptés pour la circonstance [qu'il m'en excuse...].
L'espace interne est celui qui est inscrit sur le support auquel s'oppose l'espace externe qui vient se greffer autour lors de sa projection sur haut-parleurs. On pourrait parler aussi d'espace composé et d'espace conjoncturel. On se rend tout de suite compte que dans le cas d'une réalisation multiphonique l'espace interne prend la place de ce qui était externe dans le cas d'une œuvre "stéréo diffusée". Il devient également nécessaire de distinguer à l'intérieur du premier "l'espace réel" de "l'espace virtuel". Ces deux termes sont hélas sérieusement connotés mais sont malgré tout les plus justes pour désigner la différence entre la localisation de la source de projection et des jeux qu'elle permet et l'image d'espace, capturée ou fabriquée. [voir la page "Images d'espaces"]

b) Comment ?
Comment cela se passe-t-il ?
L'acousmate réalise son oeuvre en "espace réel" sur autant de canaux qu'il est nécessaire selon son projet, en reproduisant à l'échelle dans le studio les conditions d'écoute prévues. La réalisation se construit à partir "d'objets multiphoniques" (§ 7) intégrant position, mouvements et espace virtuel au sein de cet espace global.
Il découle directement de ceci qu'il n'est plus nécessaire "d'interpréter" ce qui se trouve inscrit sur le support puisque tout ce qui doit être entendu est déjà réalisé [voir la page "Diffusion"]. Qui plus est, toute tentative d'en changer l'équilibre ne parviendrait qu'à le détruire. C'est l'œuvre elle-même qui est présentée à l'auditeur, sans le recours d'un "médiateur". Elle doit s'imposer toute seule, ce qui donne une importance supplémentaire aux conditions d'écoute.
Il n'y a plus diffusion, il y a composition ; c'est l'aboutissement logique de la démarche concrète et de la sono-fixation.
Cette attitude représente en fait celle qu'aurait dû adopter l'acousma dès le début si les moyens techniques l'avaient permis et si le poids de la tradition musicale n'avait pas influencé certains choix. Ce qui était un palliatif nécessaire a été érigé en principe, mais il faudrait s'interroger sur les tentatives périodiques de valoriser le rôle de "l'interprète" et pourquoi elles échouent irrémédiablement... "L'interprète" c'était le bonimenteur des premiers temps du cinéma. Celui qu'on chargeait, parce qu'on suppose que la chose présentée n'est pas assez explicite, du rôle de médiateur, celui qui vient justifier le spectacle, le rendre intelligible pour un type de manifestation qui ne lui est pas encore adapté.

c) Pourquoi ?
Deux points de départ, souvent, à la décision multiphonique :
1) « je rêve de choses que je ne peux réaliser : indépendance des différentes couches, rendre la composition plus lisible, des trajectoires précises, être le responsable de ce que les gens vont entendre etc. »
2) « la diffusion stéréo ça ne marche pas bien : on n'a jamais assez de temps pour répéter, je n'arrive pas à reproduire les gestes que j'avais imaginés, ça ne marche que pour ceux qui sont au centre près de celui qui diffuse, le public ne comprend pas ce que fait "l'interprète" etc. »
C'est peut-être maintenant une des solutions pour se sortir de ces deux dangers : la phagocytose instrumentale (« les machines sont assez puissantes pour faire ça en temps réel, donc le travail sur la fixation n'apporte plus rien » !) et le spectacle avant tout, où l'acousma, parce qu'il propose une représentation intérieure et individuelle se retrouve à contre courant.

d) Jusqu'où ?
On assiste de temps à autre à des concerts dit "multiphoniques" dans lesquels quelqu'un "interprète" la diffusion.
Pour moi, trois raisons (non exclusives) à cela:
- l'acousmate n'a pas su (pu, osé, voulu…) aller jusqu'au bout : la chose fixée n'est pas aboutie et nécessite encore pour être pleinement audible des adaptations
- le format choisi (disponible, imposé…) est trop limité dans ses possibilités par rapport aux velléités compositionnelles et sonores de l'auteur ainsi que le potentiel du dispositif qu'il trouve (4 ou 8 pistes par exemple), il convient donc de poursuivre, compléter ce qui ce qui a été amorcé
- l'œuvre est aboutie (spatialement parlant) mais on se croit obligé (pour le spectacle, pour la vraisemblance…) de faire un peu de figuration
Pourquoi l'acousmate s'arrêterait-il en chemin, quel gain y aurait-il ? Aucun. On ne peut qu'édulcorer, défigurer, se priver de richesse et d'expression potentielle.
La seule action envisageable (et quelques fois nécessaire) est analogue à la mise au point du projectionniste au cinéma : un léger contrôle, linéaire, sur l'intensité globale si le support ne tient pas toute la dynamique voulue.

e) Et la stéréo ?
Il faut reconnaître que tant que l'on reste à l'intérieur de l'espace stéréo on est dans le domaine de l'image. Une scène fictive est créée face à l'auditeur, situant ses "personnages" sur un seul plan réel horizontal mais pouvant simuler la profondeur. Peinture, photographie, cinéma... tout conduit à centrer l'écoute dans le champ de la vision. Dès que l'on rajoute un troisième haut-parleur, cette situation parfaite est déséquilibrée : il faut se poser la question de savoir où, pourquoi, comment ce nouvel espace va se justifier et par rapport à quoi. Ensuite, qu'on ait huit enceintes ou quarante, le problème reste le même (c'est simplement plus facile à gérer !). Les images ne seront plus seulement des à-plats avec de la perspective, elles pourront posséder un corps qui ne sera plus seulement virtuel, leur volume les apparentera plus à des sculptures que des peintures. Ce petit grain de sable que représente l'enceinte supplémentaire fait complètement basculer les références spatiales de l'écoute (qui ne s'inscrit de toute manière pas dans l'espace visuel) et est responsable des difficultés qu'ont tous les systèmes qui proposent d'ajouter de l'espace à des oeuvres réalisées pour d'autres dispositifs (et pas seulement en acousma : qu'on pense au "Dolby stéréo" du cinéma ou même de la stéréo à la télé : il s'agit bien de problèmes liés à la conception même de la nature de "l'image sonore"). Il faut là aussi réapprendre à écouter, retrouver la l'attitude de l'écoute "naturelle" (omnidirectionnelle) dans le domaine de l'artifice.


On voit que l'enjeu, au-delà de la question d'espace où la multiphonie est souvent réduite, est bien le statut de l'œuvre acousmatique et ce que représente cet art : un simple courant musical condamné à faire quelques concerts et produire des CD ou quelque chose de plus vaste regroupant les notions d'art radiophonique, de cinéma pour l'oreille, de plastique sonore ?