"Pour un art des sons vraiment fixés"

Mais au fait, qu'est-ce qu'un "objet multiphonique"?

Réaliser en multiphonie conduit on l'a vu à ne plus penser "son + diffusion" mais "objet intégrant l'espace réel". C'est cette chose qu'on peut qualifier d'objet multiphonique.
Le terme est plus important qu'il ne paraît car il représente une manière différente de considérer le travail de conception autant que la réalisation. De plus, selon l'environnement matériel, ce paramètre pourra ou non représenter une réalité manipulatoire.

Prenons par exemple un espace interne dodécaphonique (ça devrait être le terme). Il peut comporter des objets monophoniques (un point), stéréophoniques (l'espace entre deux points) et les autres.
Un objet dont le profil cinétique serait un déplacement sur quatre points est un objet quadriphonique. Un autre dont les bandes de fréquences seraient réparties statiquement sur six points serait un objet hexaphonique. Un autre encore qui serait une trame ou une accumulation dont chaque particule apparaît/disparaît sur huit points est un objet octophonique. J'insiste bien sûr cette idée d'objet car l'état ou le profil spatial fait réellement partie de l'objet, et on le manipule ainsi "horizontalement" (temporellement) et "verticalement" (par superpositions) dans sa globalité, comme on le faisait d'un simple objet stéréo à l'intérieur d'un espace ... stéréo.

Les machines... et le studio.

… car il faut bien en parler!
On a actuellement à notre disposition deux environnements complémentaires : des logiciels multipistes sur disque-dur et des échantillonneurs (et synthétiseurs) (je ne parle pas des multipistes linéaires, car si leur utilisation comme support final reste intéressant, leur utilisation pour composer est par trop limitée et contraignante sans rien apporter véritablement en retour). Si les premiers font régulièrement des progrès (cf. le dernier Logic audio par exemple) ils sont encore limités à la gestion d'objets simples (positions, tailles simples ou légères balances), et c'est encore les seconds qui permettent une intégration efficace et complète grâce à la gestion interne de leurs différentes sorties.
L'autre avantage de l'échantillonneur et de la composition MIDI c'est qu'une simple séquence peut "contenir" un objet multiphonique aussi complexe que l'on veut sans s'embarrasser de pistes parallèles et de courbes de volume. C'est aussi le meilleur moyen pour contrôler ce paramètre gestuellement, facilement et efficacement (via contrôleurs MIDI standards ou non) en interaction avec les autres aspects de l'objet. C'est encore la possibilité d'appliquer des modulations irréalisables par d'autres moyens.
Certains attendent encore LA machine ou LE logiciel qui gérera enfin l'espace d'une manière intuitive (graphique) et souple. C'est non seulement inutile (pour l'instant) mais surtout, si cette fonction se rajoute après la gestion du son (comme dans un mixage de musique) on se retrouve encore dans une optique de diffusion, non de réelle intégration à la composition (ce sera de toute manière quand même bien venu…). [2001 : ça y est ! voir la page consacrée aux logiciels].
Le plus gênant dans cette attitude, c'est qu'elle repousse encore à une époque hypothétique quelque chose qu'on peut faire depuis déjà pas mal de temps, d'autant plus que le travail à faire sur soi est important.
Le changement pour l'acousmate est qu'il peut manipuler directement des objets multiphoniques tout en conservant la démarche concrète, l'interaction continuelle avec ce qu'il entend. Évidemment, cela remet en question la pratique, les méthodes personnelles utilisées jusqu'alors. Il faut bien trouver où situer ces nouvelles préoccupations (dans la chaîne des actions créatrices de son et compositionnelles) et comment les aborder techniquement. Plus grave (!), la plupart des schémas spatio-temporels acquis dans l'écoute stéréophonique sont caduques et d'autres s'imposent, quelquefois avec force, et obligent à reconsidérer ainsi peu-à-peu presque toutes les notions d'écriture et de formes préalables. En plus, il faut bien l'avouer, même si des machines efficaces ont le mérite d'exister et de permettre une forme de création acousmatique impensable auparavant, elles sont loin d'être conçues pour ce genre d'applications. Il faut ainsi réinventer continuellement des moyens de les détourner, comme d'autres l'avaient fait avec des disques ou les premiers magnétophones, mais avec peut-être un abord moins simple.

Quant au studio, il comporte évidemment autant d'enceintes que de points de diffusion nécessaires (je rappelle encore qu'il n'y a aucun lien entre le nombre de "voies de polyphonie" (ou le nombre d'objets multiphoniques) que l'on peut faire entendre simultanément et la quantité de haut-parleurs). Ceux-ci sont disposés en fonction des exigences de l'oeuvre.
Il n'est cependant pas toujours possible de reproduire à l'intérieur du studio des conditions en tout point identiques à celles que l'on rencontrera lors de la diffusion en public, excepté pour tous les dispositifs prévus pour de petites salles. Dans les autres cas il s'agit de reproduire une configuration à l'échelle, conservant les proportions et rapports d'intensité (et de timbre). S'il est difficile dans certains cas limites (vaste espace extérieur par exemple) de trouver une écoute analogue (mouvements d'éloignement importants, discrimination entre des points voisins, retards...) l'expérience prouve que moyennant un petit effort on arrive très rapidement par l'imagination à rétablir l'échelle voulue, suffisamment en tout cas pour effectuer un travail efficace...
Arrivé à la diffusion en espace réel, le problème de l'échelle peut se poser à nouveau mais dans le sens contraire: les distances donc les durées, donc les vitesses vont être multipliées. L'écart angulaire peut être respecté mais des retards, des superpositions non entendus en studio peuvent se produire. Dans le cas de changements d'échelle importants on peut corriger les nouvelles proportions par des délais individuels par haut-parleur (la fonction est intégrée sur les derniers multipistes modulaires).

Plus on fixe, plus on ouvre…

En "objectivant" l'œuvre acousmatique qui n'a plus besoin qu'on la tienne par le potentiomètre pour vivre sa vie, la multiphonie lui a permis de créer de nouveaux rapports avec l'auditeur. On ne lui joue plus l'œuvre mais peut-être peut-il, lui, jouer avec.
La notion de fixation n'est pas non plus aussi univoque : pendant des années on ne s'est pas privé de tordre et distordre ce qui était pourtant fixé à grand peine sur un support et maintenant une dose de variabilité, autonome ou provoquée, vient secouer l'édifice.

En fait, cette variabilité découle directement de la fixation et ne la remet pas en question: tout dépend à quel niveau on fixe les choses. Ce qui importe c'est que cette variabilité soit fixée, intégrée, et ne résulte pas de la fantaisie arbitraire et extérieure d'un quelconque "interprète".
C'est évidemment dans les installations que cette variabilité -cette interactivité- peut se développer avec le plus de bonheur.


La fixation "totale", utopie de phoniurge, est un excellent moteur de création et d'expansion. Même si elle ne l'est jamais complètement, c'est malgré tout la voie ouverte par la "musique concrète", préfigurée par quelques siècles d'évolution de la partition. Jouer le jeu pour voir jusqu'où on peut aller, ce qui se passe sur ses zones limites, explorer ce que ça peut permettre de développer pour tous les aspects artistiques est me semble-t-il la seule démarche cohérente aujourd'hui. Si elle possède une prise de risque, c'est tant mieux car si la musique concrète a 50 ans, l'acousma sort à peine de l'adolescence (en tant qu'art, s'entend!). En crise d'identité et possédant encore une existence marginale, affirmer l'originalité de cet art toujours nouveau tout en lui permettant de se diversifier et d'englober des esthétiques complémentaires me semble être un atout à ne pas manquer.