Puisqu'il y avait l’expérience musicale, il fallait jouer le jeu jusqu'au bout, éliminer la transmission radiophonique, risquer l'aventure de l'audition à la salle de concert. Il semblait difficile de réaliser ce projet avant mon départ pour l'Italie. Deux invitations vinrent au devant de nos désirs. L'une émanait du Triptyque, qui proposait la salle de l'École Normale de Musique pour un premier concert, le 18 mars; l'autre venait du Groupe de Philosophie de la Sorbonne, et mettait à notre disposition l'amphithéâtre Richelieu pour une conférence. C'était Raymond Bayer qui devait nous introduire à la Sorbonne, et Serge Moreux au Triptyque. L'invitation portait en exergue un petit texte de Serge Moreux, bien trop élogieux à mon goût, et auquel j'avais mis, avec sa per mission la pédale douce : " Il y a des moments importants dans la naissance des arts: y participer n'est pas toujours agréable. Le premier concert avoué de musique concrète est un de ces moments. Écouter les partitions de Pierre Schaeffer n'a rien à voir avec la civilité musicale, puérile et honnête. Il s'agit peut être de découvrir un continent sonore aussi vierge que l'était l'île de Robinson Crusoé. Si ardues qu'elles soient, on peut trouver quelque plaisir dans ces sortes d'expéditions... de l'imprévu à tout le moins. " Le programme comportait deux parties : le " répertoire classique " et, en première audition, la Symphonie pour un homme seul, dans une version d'ailleurs trop longue, de vingt-deux séquences qui duraient quarante-cinq minutes.
Serge Moreux prononça une allocution dans laquelle il disait à peu près ceci : " Le matériau de la Musique Concrète est le son à l'état natif tel que le fournit la nature, le fixent les machines, le transforment leurs manipulations.
Entre ces parcelles et les multiplications d'elles-mêmes, il n'y a pas d'autres relations affectives ou acoustiques que celles qui règnent dans l'univers physique dispersé et scintillant. L'espace rempli par la musique concrète est celui que commande la machine et son au-delà, ce monde de vibrations, de couleurs, de volumes inconnus à nos oreilles de musiciens, encore prisonniers des mécanismes.
Il est étonnant qu'un homme en ait voulu bâtir des œuvres de l'esprit. Malgré les imperfections nombreuses de leur première facture, elles s'imposent à nous avec leur logique propre, leur psychisme en marge du nôtre, leur dialectique du fortuit. Il y eût un moyen âge de la pierre : on la sculpta. Il y a un moyen âge des ondes : on les capte. L'artiste n'a pas à choisir d'autre avant-garde. Entre le jeu byzantin des syntaxes et le retour à des sources oubliées ou taries, le musicien moderne peut essayer, selon l'expression de Pierre Schaeffer, de trouver une brèche dans le mur d'enceinte de la musique, qui nous entoure comme une citadelle. "
Je me trouvais, quant à moi, assez mal à l'aise. J'accédais à une sorte de pupitre au premier rang des fauteuils d'orchestre où étaient disposés les potentiomètres d'un mélangeur qui contrôlait le son dans la salle. Jacques Poullin avait installé les tourne disques sur la scène entre deux haut-parleurs. Ainsi occupions nous, assez témérairement, le cercle magique où l'on est accoutumé de voir vibrer les cordes, siffler les archets, battre les anches sous la baguette inspirée du chef-d'orchestre. Le public dut se contenter d'un élément visuel infiniment plus décevant: tourne-disques et potentiomètres, câbles et haut-parleurs. Tels sont les objets que nous étions bien obligés d'exposer. Jacques Poullin, occupé à passer les disques en " synchrone ", était relativement à l'aise. J'étais pour ma part, agité de sentiments contradictoires. Étais-je ou non à un poste de commandement? Devait-on régler une fois pour toutes le volume des hauts parleurs, ou fallait-il, selon une vague intuition, répondre par une présence à la présence du public, ne pas le laisser seul en face des tourne disques, et ajouter une marge d'exécution, si minime fût-elle, à la reproduction automatique de l'enregistrement ? C'est après coup que je me rendis compte de mon audace légitime. Il fallait en effet être présent, et, si peu que ce fût, (apparemment), interpréter.
Indépendamment de tout débat de fond, portant sur le principe même de la musique concrète, le concert de l'École Normale de Musique nous apportait la certitude que la musique concrète n'était pas desservie par son enregistrement sur disque ou sur bande. Mais son audition dans une salle de concert posait divers problèmes.
Le premier était d'ordre purement technique. Il s'agissait d'assurer au mieux la projection sonore, en utilisant nos appareils en fonction de l'acoustique et du volume de la salle, en installant nos hauts-parleurs aux endroits les plus favorables, et surtout en réalisant une projection en relief. Nous savions qu'en multipliant les expériences, nous parviendrions à dégager des règles précieuses pour l'avenir, mais pour l'instant nous n'en étions qu'à la première tentative de concert public, et cela n'allait pas sans tâtonnements, ni sans angoisse.
Un second problème était l'intervention de l'humain au milieu des machines. Il fallait donner un petit coup de pouce aux potentiomètres, ménager une marge d'interprétation, si réduite fût-elle, pour faciliter le contact avec le public. Et si le chef d'orchestre, outre la dynamique, était maître du relief, si ses gestes dessinaient dans l’espace la trajectoire que suivraient les sons dans la salle? Ne serait-ce pas là, pour le public, le nouveau mode d'exécution, où les objets sonores, bien que préfabriqués, apparaîtraient comme animés et vivants, une fois encore impliqués dans l'art visible d'un exécutant?
…il ne s'agissait pas, comme en stéréophonie ordinaire, de restituer un relief préexistant, mais de procurer aux objets sonores de la musique concrète un développement spatial coextensif à leurs formes.
J'avais dû expérimenter trop longuement moi-même la projection en relief pour savoir au juste jusqu'à quel point le phénomène serait sensible aux auditeurs non prévenus. Je guettais donc, avec impatience, leurs réactions, et ma surprise fut grande de constater que, s'ils étaient malhabiles à discerner les éléments du phénomène qui leur était présenté, ils étaient pourtant touchés. Ils sentaient que quelque chose se passait, qu'ils demeuraient incapables de définir. Toujours est-il que la Symphonie se déroula dans une atmosphère de recueillement jamais obtenue jusqu'ici.
André Moles, dont j'aurai l'occasion de parler un peu plus loin, et qui était venu tout exprès de Marseille pour assister à l'expérience, m'envoyait aussitôt une lettre où il précisait:
« Le terme " stéréophonie " me paraît impropre pour les essais ici présentés. Ce mot évoque une recréation de relief, c'est-à-dire de la forme de la source sonore, orchestre ou dialogue par exemple, basée sur le critère de vérité, c'est-à-dire s'efforçant de recréer l'impression de l'auditeur fermant les yeux dans une salle de concert.
Les essais ici poursuivis sont beaucoup plus intéressants: laissant de côté le critère de véracité, ils visent à un effet nouveau, dont l'intérêt est tel qu'il ne me paraît pas exagéré de parler d'une nouvelle forme d'art musical; de même que la musique est une dialectique de la durée et de l'intensité, le nouveau pro cédé est une dialectique du son dans l'espace et je pense que le terme de musique spatiale lui conviendrait mieux que celui de stéréophonie. »
Un spectateur de la séance réalisée à l'Empire avait compris que l'opérateur posté au pupitre suscitait, avec ses gestes, les objets sonores que percevait la salle. Heureuse illusion. Il s'émerveillait de pouvoir ainsi assister à la plus spontanée des créations musicales. Je l'ai bien détrompé en lui apprenant que précisément, cet opérateur pouvait si peu, sur le déroulement sonore de l'objet, que j'avais imaginé d'ajouter la dimension du relief à cette musique, parce que là du moins, il était immédiatement possible de réaliser cette correspondance du geste et du son.
Le relief ne résolvait la difficulté qu'en la tournant. Plus exactement, il en résout une autre, et ajoute un nouveau terme à la série des paramètres, et donc des inconnues, de la nouvelle musique.
En quoi, en effet, le relief est-il lié à la musique concrète ? Il l'est, soit au départ, dans la conception même de cette nouvelle musique, soit à l'arrivée, dans l'exécution, par projection sonore, des oeuvres concrètes. Dois-je dire qu'il y a, là aussi, une confusion possible ? Dans la mesure où les objets sonores concrets impliquent une plastique, peut-être en effet qu'il ne suffit pas de réaliser des tracés de hauteur, de dynamique, et de timbre, sur un enregistrement qui ne se préoccuperait aucunement des conditions d'écoute. Ces tracés doivent ou ne doivent-ils pas correspondre, dans le concret de l'audition, à des tracés réels, perçus dans la salle par les trois dimensions de l'oreille ? Doivent-ils au contraire, comme dans la musique classique, se présenter à l'état pur, aspatial si l’on peut dire…